Une chute, une fracture, une leçon : le récit poignant d’un pêcheur à Yellowknife
Seul face à la nature, Philippe Galipeau raconte comment une simple glissade a déclenché une odyssée de survie et une prise de conscience sur les risques des aventures en plein air.
Cristiano Pereira
IJL - Réseau.Presse - L'Aquilon
La glace craque à peine sous ses pieds, et Philippe avance prudemment, conscient des difficultés que posent les rochers glissants. « Je m’étais dit : fais attention, c’est pas le moment de te cogner ou de tomber ici », confie-t-il, comme si cette pensée avait été un mauvais présage. Pourtant, une poignée de secondes plus tard, c’est le faux pas, comme ça : ses deux pieds glissent brusquement vers l’avant, le propulsant violemment au sol. « Mon pied gauche est comme resté pris dans une anfractuosité de la roche, dans une crevasse », se souvient-il. La chute rapide, demeure dans sa mémoire floue. Puis, un craquement sinistre résonne dans son corps. Philippe le ressent comme un écho brutal, retentissant jusqu’à son tibia. Étendu sur le sol, il sait immédiatement que quelque chose de grave vient de se produire. « Et j’ai hurlé », raconte-t-il.
La douleur, vive et implacable, l’envahit. « Je me suis contorsionné dans tous les sens et j’ai repris ma respiration ». Sous ses cuissardes, il glisse une main tremblante pour localiser la blessure. « Je sentais une bosse au niveau de la fibula, et ça faisait très, très mal ». À cet instant, seul dans la nature, Philippe comprend qu’il va devoir puiser dans toutes ses ressources pour s’en sortir. Mais il y a un souci : il ne peut plus marcher et il est seul avec son chien dans un endroit isolé.
Le paradis pour un pêcheur
Philippe Galipeau, biologiste de 39 ans spécialisé en océanographie et en gestion de la faune, a grandi à Rimouski, au Québec, ou la pêche « était un peu plus difficile en général ». Quand, en 2023, il a déménagé aux Territoires du Nord-Ouest pour changer de carrière, il na pas hésité pas à profiter de cet endroit, « un super lieu de pêche ». Il a commencé à pêcher « absolument tout », et à chasser aussi.
« Je suis vraiment comme en mode découverte. Donc, que ce soit le grand brochet en été, la truite l’hiver dernier pour la pêche sur glace ou la lote ».
Et puis, récemment, il s'est intéressé au grand corégone. C’est ce qu’il a décidé d'aller pêcher au matin de ce dimanche 27 octobre. « C’était ma dernière opportunité pour aller pêcher à la ligne ce fameux poisson blanc, avant que tous les lacs gèlent. Je me disais que ça allait être une petite pêche courte d’après-midi et je voulais être de retour à la maison pour 17 heures ».
Il a pris le chien, mis le canot sur le toit de la voiture et roulé jusqu’à Cassidy Point. Une fois dans l’eau, il a pris le large rapidement avec son moteur. « C’est vraiment un moment pour me retrouver en nature. Ça me permet de décompresser, de profiter du moment présent. Pas penser à la job et à quoi que ce soit ».
Quelques minutes plus tard, il en était déjà à tirer son canot sur un petit portage des rives enneigées des Tartan Rapids. La neige au sol a facilité la manœuvre et lui a permis de traverser sans abimer son embarcation. Une fois de l’autre côté, il a rejoint une rive rocheuse, préférant pêcher depuis le bord plutôt que de risquer une mésaventure. « Avec le chien, c’est un peu plus dangereux ; s’il bouge dans le canot, ça peut devenir instable ».
Les minutes se sont écoulées dans un calme zen jusqu'à l'effervescence d'un corégone qui mord à l’hameçon. Philippe a tiré sur la ligne et s'est réjoui de voir le poisson frétiller. « J’étais bien content, ça se passait bien. » Vers 15 h 30 il a décidé de se déplacer – c’est à ce moment-là qu’il s’est dit que ce serait une bonne idée de passer sur « de grands rochers un peu arrondis ». Et c’est le faux pas qui a tout fait basculer .
L’odyssée de Philippe Galipeau : en vert, son parcours de Cassidy Point vers les Tartan Rapids où il est tombé et s’est cassé la jambe. En orange, le trajet qu’il a parcouru seul en canot pour tenter rejoindre des secours, jusqu’à se retrouver bloqué par une plaque de glace. En rouge, le parcours effectué en VTT par les équipes de secours, des heures plus tard, jusqu’à la route Ingraham Trail, où il a été pris en charge par une ambulance. (Courtoisie)
Survivre à tout prix
Incapable de poser le moindre poids sur sa jambe blessée, le pêcheur reste étendu sur le sol glacé. Chaque tentative de mouvement déclenche une vague de souffrance. « Je ne pouvais même pas me lever sur mon dos ni sautiller. Dès qu’il y avait un peu de mouvement, ça me faisait vraiment, vraiment mal », conte-t-il.
Puis l’adrénaline prend le dessus. Philippe vérifie sa balise satellite InReach et son téléphone. « J’ai décidé d’activer ma localisation avec ma balise satellite. À chaque 10 minutes, elle allait donner ma position exacte ». Le plan qu’il ébauche durant cette montée d’adrénaline est audacieux : rembarquer dans son canot et dériver lentement le long de la rivière jusqu’au stationnement du parc territorial de la rivière Yellowknife, où ses amis l’attendraient pour l’amener à l’hôpital.
Une heure. C’est le temps qu’il faut à Philippe pour s’installer dans son canot. Chaque geste est une épreuve. « J’avais tellement mal. Il fallait que je soulève ma jambe, qui était complètement croche. Je voyais qu’il y avait clairement un problème ». L’effort de pousser l’embarcation dans l’eau, puis de tirer sur la corde pour démarrer le moteur, est une torture. « Ça me faisait excessivement mal, mais j’ai réussi. » Le moteur rugit enfin. Philippe avance de nouveau.
Malgré la perte de réseau, sa balise GPS demeure sa bouée de sauvetage. Avec elle, il peut envoyer des textos, même sans connexion cellulaire. Le froid lui glace le corps, mais c’est la douleur constante de sa jambe cassée qui domine toutes ses pensées. Deux heures après l’accident, Philippe continue de suivre le courant, dans un tronçon qu’il connait bien – « Je chasse le canard dans ces endroits-là ». Mais après un grand virage de la rivière, son cœur s’arrête : devant lui, le passage est bloqué, complètement gelé.
La fatigue, la douleur et le froid s’accumulent, et l’apparition à la pénombre de cette nouvelle embuche est sur le point de le faire flancher. « À ce moment-là, j’ai davantage, si on veut, paniqué », se souvient-il. Philippe est blessé et sans lampe de poche, dans une nature qui semble conspirer contre lui. Quoi faire ?
Pris au piège par la glace, il se débat entre appels intermittents et messages envoyés via sa balise satellite. « Là, je suis ici. Je ne bouge plus. Vous devez venir me chercher », répète-t-il. Ses amis, relayant l’urgence au 911, enclenchent une chaine de communication impliquant la GRC et une équipe de secourisme. L’appel d’urgence est lancé à 18 h 30. L’attente, elle, va durer près de trois heures.
Philippe oscille entre sursauts d’adrénaline et moments de léthargie. « Je me sentais tellement fatigué ». Pour garder un semblant de chaleur, il pagaye lentement en rond près de la glace, son moteur éteint.
Enfin, Philippe aperçoit les phares et les faisceaux des lampes de poche percer l’obscurité. Les secours sont là. « Ils sont arrivés avec ce qu’ils appellent un Argo, un véhicule tout-terrain, et d’autres à pied, en suivant un sentier qui longeait la rivière », raconte-t-il. Une heure s’écoule alors, l’équipe de sauvetage l’extrait du canot, le stabilise sur une planche d’évacuation et confirme ce qu’il redoutait déjà : une fracture de la jambe.
Installé sur une petite plateforme à l’arrière de l’Argo, Philippe endure une autre heure de trajet laborieux jusqu’à la route Ingraham Trail. Ses amis, fidèles au poste, récupérèrent son chien. Les premiers répondants appellent une ambulance, laquelle déboule une vingtaine de minutes plus tard. À minuit, il arrive à l’hôpital Stanton, épuisé, mais vivant.
Après « une panoplie de tests et de radiographies », le diagnostic tombe : fracture complète du tibia et de la fibula gauche, avec dislocation de la cheville. Plan de soins : une journée entière sous opération à l’hôpital et plusieurs semaines en convalescence à la maison, sans trop bouger. Assez de temps pour réfléchir à tout ce que c’est passé.
Passionné de pêche depuis son plus jeune âge, Philippe Galipeau a hérité cette passion de sa mère, une excellente pêcheuse. Après une pause lorsqu’il vivait à Rimouski, où la pêche était plus difficile, il a redécouvert cette activité dans les Territoires du Nord-Ouest. (Courtoisie)
Analyse d’une chute
Philippe reconnait une erreur cruciale dans son approche : « Généralement, il ne faut pas tenter de s’évacuer soi-même. Dans mon cas, j’ai augmenté le risque qu’il m’arrive quelque chose d’encore plus grave. J’aurais probablement dû demander du secours directement à l’endroit de l’incident ».
Philippe ne peut s’empêcher de souligner l’importance des gestes qui ont permis de le sauver. « L’équipe de secourisme a fait un travail exceptionnel ». Pourtant, il admets aussi la part de chance qui l’a accompagné. « Si la température avait été plus basse, si j’avais attendu plus longtemps, ça aurait pu être bien pire. »
Ces réflexions l’ont poussé à reconsidérer son approche des sorties en plein air.
« J’aime trop partir seul, donc je vais probablement continuer, mais différemment ». Philippe parle désormais de meilleures planifications : informer ses amis de confiance de ses itinéraires, toujours avoir un moyen de communication fiable comme une balise GPS ou un téléphone satellite, et emporter des équipements adaptés. « Il faut avoir plus que le strict nécessaire : un sac de couchage, une couverture de survie, une lampe frontale, un briquet, des vêtements chauds supplémentaires, et des batteries de secours ».
À l’avenir, il envisage toutefois de partir accompagné plus souvent, reconnaissant que la sécurité est parfois dans la compagnie. « Même si on pêche chacun de notre côté, à deux, c’est toujours plus sûr ».
« Je n’aurais jamais cru pouvoir me casser la jambe de cette façon-là », confie Philippe avec gravité. « Pas une éraflure, pas une coupure, rien! Et pourtant, tout l’impact s’est concentré sur mon tibia, au point de la fracture ».
Cette expérience lui a appris à ne jamais sous-estimer la nature. « Tout semble aller bien, on se sent en contrôle, et en un instant, tout bascule. Soudainement, les choses ne vont plus du tout ».
Philippe fait avec un appel à la prudence. « Il ne faut pas minimiser ces risques. Avoir un plan, de bonnes communications, et être préparé peut faire toute la différence. Oui, il y aura de la souffrance, peut-être de la peur, mais cela permet, malgré tout, de rentrer à la maison. »
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