Mer de Béring : la population de crabes des neiges s’effondre
Plus d’une dizaine de milliards de crabes des neiges ont disparu des eaux froides bordant l’Alaska, qui a annulé la saison de pêche. Au banc des accusés : les changements climatiques.
Pour la toute première fois, le ministère de la Pêche et de la Chasse de l’Alaska a annulé, le 10 octobre dernier, la saison de pêche au crabe des neiges dans la mer de Béring, au grand malheur de l’industrie et des communautés qui en dépendent.
Le ministère de la Pêche et de la Chasse de l’Alaska a aussi annulé, pour la deuxième année consécutive, la pêche au crabe royal géant dans la baie de Bristol. (Courtoisie NOAA)
Les chiffres derrière cette décision laissent pantois. En 2018, les données du relevé au chalut de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) prédisaient l’apogée : 11,7 milliards de crabes des neiges, surtout des juvéniles, grouillaient dans le fond de la mer. « C’est la plus grande abondance qu’on a jamais observée, dit Mike Litzow, directeur du laboratoire de Kodiak, en Alaska, pour la NOAA, un organisme fédéral. Des pêcheurs ont emprunté pour acheter plus de droits de quotas et investir dans leurs bateaux afin d’en profiter. »
A suivi, en 2019, un été exceptionnellement chaud. La pandémie a empêché de réaliser le sondage marin en 2020 et, en 2021, il ne restait plus que… 940 millions de crabes. « On a manqué une seule année de relevé en près de 50 ans et c’était la pire de toutes », s’exclame Mike Litzow, lors de l’entrevue Zoom.
« Ç’a été une désagréable surprise pour tout le monde », même si, ajoute-t-il, des biologistes suggèrent depuis le début des années 2000 que la fonte de la glace de mer nuira aux crabes.
Le ministère a aussi annulé, pour la deuxième année consécutive, la pêche au crabe royal géant dans la baie de Bristol.
Les pertes du prix à quai pour le crabe des neiges en 2021-2022 et 2022-2023 sont estimées à 202,7 millions $ américains et celles pour le crabe royal géant à 85 millions, a écrit le gouverneur de l’Alaska, Mike Dunleavy, le 21 octobre, à la secrétaire au Commerce des États-Unis afin d’obtenir une aide d’urgence.
La population de crabe des neiges a chuté drastiquement dans la mer de Béring. (Courtoisie NOAA)
Les changements climatiques montrés du doigt
Ni la surpêche ni les prises accidentelles n’ont provoqué cet effondrement, dit Mike Litzow de la NOAA. « On croit vraiment que c’est à cause des changements climatiques. »
Les crabes des neiges ne vivent que dans des zones couvertes de glace en hiver et où la température en eau profonde est moins de deux degrés Celsius en été, explique-t-il. Or, en 2018-2019, il y a eu « une vague de chaleur marine extrême, une très faible couverture de glace et des températures très élevées au fond. »
Les crabes seraient-ils partis vers des eaux plus froides ? La NOAA a en effet retrouvé des mâles matures plus de 100 km au nord : « Il est possible que le segment mâle adulte de la population » se soit déplacé « pour échapper au réchauffement des eaux », note l’organisme.
Mais la majorité des milliards de crustacés qui manquent à l’appel, rappelle Mike Litzow, « sont des bébés crabes gros comme une pièce de monnaie ; les distances sont trop grandes pour qu’ils atteignent la frontière de la Russie. » L’effondrement s’explique plutôt par plus de prédateurs, plus de maladies et plus de famine parmi les crabes, à cause de la hausse des températures.
Pour William Cheung, biologiste titulaire de la chaire de recherche du Canada sur la durabilité des océans et le changement climatique, ce « n’est pas un évènement isolé ». C’est « remarquable à cause de la valeur de cette pêcherie, rapporte le professeur à l’Université de la Colombie-Britannique joint par Médias ténois, mais d’autres espèces sont affectées à différentes échelles ».
L’Arctique est particulièrement sensible aux changements climatiques et se réchauffe plus vite que le reste de la planète, rappelle-t-il. Le centre du golfe de l’Alaska connait d’ailleurs des vagues de chaleur marine prolongées et sévères depuis 2014.
De lourdes répercussions financières
Miranda Westphal, une biologiste au ministère de la Pêche et de la Chasse de l’Alaska, a qualifié la décision d’annuler la saison de pêche de crabe des neiges de « terriblement difficile » à Live Science. « C’est venu après beaucoup de nuits blanches et de larmes. C’est l’une des décisions les plus difficiles que nous ayons jamais eu à prendre. »
Car il y a beaucoup d’argent en jeu. Un exemple parmi d’autres : Gabriel Prout, 32 ans, a passé son enfance sur le bateau de son père, qui pêche dans la mer de Béring depuis plus de 45 ans. « En 2020, les prévisions étaient tellement bonnes qu’on a, à cinq, racheté son partenaire pour un 1 million $ afin d’être copropriétaires du Silver Spray, raconte-t-il à Médias ténois. Six mois après, on a acheté pour 4 millions $ de droits de pêche, dont environ 80 % pour le crabe des neiges. »
Le Silver Spray est l’un des crabiers qui risquent de rester à quai à cause de l’annulation de la saison de pêche au crabe des neiges et de celle au crabe royal géant.
(Courtoisie Gabriel Prout)
Lui, deux de ses frères et deux membres de l’équipage se sont ainsi beaucoup endettés. « On ignore ce qu’on va faire, dit-il. Tout s’est effondré. On a très peu attrapé de crabes des neiges en 2022, et, là, la saison est annulée. C’est très stressant. On doit faire nos paiements sur un actif de 4 millions $ qui ne vaut plus ça. »
Gabriel Prout résume la saison d’un crabier comme suit : de 30 000 à 100 000 livres de crabe royal géant en octobre, de 25 000 à 200 000 livres de crabe bairdi en novembre, puis de 500 000 à 1,5 voire 2 millions de livres de crabe des neiges de janvier à avril. « Il ne reste que le crabe bairdi, c’est minime. » Compte tenu du cout du carburant, le Silver Spray risque de rester à quai.
« Le ministère a mis hors service de 60 à 70 bateaux dans la mer de Béring, continue le pêcheur. Ça risque de prendre des années avant que le crabe des neiges revienne, sans compter que les chalutiers ratissent le fond de la mer et détruisent de leur habitat. »
Gabriel Prout regrette qu’il n’y ait pas de programmes pour aider rapidement les pêcheurs, comme ceux qui existent pour les agriculteurs américains en cas de catastrophes naturelles. Il fonde beaucoup d’espoir dans la demande d’aide du gouverneur. « Mais si ça prend 3-4 ans avant d’avoir des fonds au lieu de quelques mois, des pêcheurs comme moi vont peut-être avoir vendu ou fait faillite. »
Petite lueur d’espoir à l’horizon : les derniers relevés marins montrent un retour des crabes des neiges juvéniles.
Articles de l'Arctique est une collaboration des cinq médias francophones des trois territoires canadiens : les journaux L'Aquilon, l'Aurore boréale et Le Nunavoix, ainsi que les radios CFRT et Radio Taïga.
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