Les poissons et la société
Denis Lord
IJL —Réseau. Presse — L’Aquilon
La nouvelle usine de transformation de poissons de Hay River ouvrira début septembre, sous les augures inquiétants de la métamorphose de la société qui la gèrera.
« Il reste des changements à faire dans la ligne de production, dans le système de réfrigération et dans la production de glace », explique la sous-ministre adjointe responsable du développement économique, Mélissa Cyr.
L’ouverture de l’usine, prévue pour 2023, a été retardée par les feux de forêt et l’évacuation de la ville, dit Mme Cyr.
C’est l’Office de commercialisation du poisson d’eau douce (OCPED), une société d’État fédérale, qui gèrera les installations et le personnel jusqu’en 2026 en vertu d’un contrat avec le gouvernement ténois.
Avec les départs successifs de l’Ontario, de l’Alberta, de la Saskatchewan et du Manitoba, les Territoires du Nord-Ouest restent la seule juridiction liée à la Loi sur la commercialisation du poisson d’eau douce, qui l’oblige à vendre à l’OCPED le poisson qui n’est pas destiné au marché local. Des pêcheurs des autres provinces continuent toutefois à lui vendre leur poisson.
Une conception déficiente?
Selon Jamie Linington, présidente de la Freshwater Fish Harvester’s Association et directrice générale intérimaire de Tu Cho, la coopérative de pêcheurs de Hay River, ce sont les défauts de conception de l’usine qui ont causé le retard de son ouverture.
« La machine à glace est ratée, dit Mme Linington. Ils ont un coupoir pour faire des filets en forme de poisson. C’est fantastique. Mais qui va les acheter? Le seul qui en prend, c’est Loblaws, et il en veut 500 000 livres. On n’a pas le volume pour ces marchés. […] Le GTNO a fait construire l’usine par une bande de bureaucrates et d’experts de fruits de mer, et les frais généraux sont énormes. »
Lorsque les travaux seront terminés, les travailleurs de la vieille usine seront transférés à la nouvelle, qui a le potentiel de traiter annuellement plus d’un million de livres de poisson. Fileté, frais ou congelé, le poisson sera expédié à Winnipeg, où se trouvent les installations de l’OCPED. Ce dernier cherche à se départir de l’ancienne usine et de terres de la Couronne situées à Hay River.
« On ne va pas la racheter, ce n’est pas dans nos plans, commente Mme Cyr.
Transformation de l’OCPED
Cette ouverture se produit dans le contexte d’une transformation annoncée de l’OCPED, dont la rentabilité face à la compétition a décliné au fil des ans, et qui a suscité une perte de confiance chez les pêcheurs.
Un comité consultatif ministériel a conclu en 2019 que « les intérêts collectifs des pêcheurs commerciaux et des intervenants seraient mieux défendus si une nouvelle organisation de pêcheurs était créée », qui “reprendrait une partie ou la totalité des activités de l’OCPED et serait structurée comme une fédération commerciale d’entreprises de transformation ou de groupes de pêcheurs régionaux”. On prône donc une plus grande représentation des pêcheurs, qui sont en majorité autochtones. D’ailleurs, le rapport du comité suggère également qu’une société de développement économique autochtone prenne le relai de l’OCPED.
Un processus pour évaluer l’intérêt à prendre en charge la propriété et la gouvernance de l’OCPED s’est terminé le 5 avril. 11 parties ont fait parvenir une déclaration d’intérêt au ministère Pêches et Océans Canada (MPO), responsable du dossier. Celui-ci refuse de dévoiler leur identité.
Un processus de demande de soumissions sera lancé plus tard cette année, avec des critères pour « promouvoir l’accès continu au marché pour les pêcheurs des régions rurales, éloignées et isolées, et la réconciliation sur le plan économique », affirme MPO.
Des parties intéressées
Malgré le refus de MPO de dévoiler l’identité des parties intéressées, on sait que l’Assemblée des Chefs du Manitoba a passé une résolution en février dernier pour appuyer les démarches de collaboration de la Première Nation de Fisher River avec l’OCPED.
La Freshwater Fish Harvester’s Association (FFHA) a aussi soumis une déclaration d’intérêt.
«Je ne dirais pas que la FFHA veut devenir propriétaire ou gestionnaire » précise Jamie Linington. « Notre idée est qu’elle devienne le véhicule qui développe le modèle d’affaires qui remplacerait l’OCPED. Dans notre vision, ce sont les pêcheurs qui possèdent cette affaire, et la FFHA est un groupe de mobilisation. Nous allons soumettre une proposition […] et nous savons que ça va prendre des investissements parce que la société de la Couronne a lamentablement échoué depuis 1969. »
Incorporée en 2021, la Freshwater Fish Harvester’s Association était à l’origine un comité de pêcheurs de différentes juridictions dont l’objectif était de fournir des conseils pour la transformation de l’OCPED. L’organisation des membres du Manitoba, de la Saskatchewan et des TNO. Mme Linington n’a pas fourni leur nombre exact, mais assuré qu’ils représentaient la majorité des pêcheurs de ces juridictions.
Par et pour les pêcheurs
Selon la présidente de la FFHA, le processus actuel de transformation, qui s’échelonnera sur des années, ne respecte pas la forme préconisée par le Comité consultatif ministériel et par l’Interlocuteur.
« Pêches et Océans dit vouloir que des parties prenantes comme les Premières Nations, les Métis et l’industrie collaborent. Mais ça n’arrivera pas. C’est compétitif. Ça retourne les parties impliquées les unes contre les autres. […] L’industrie de la pêche intérieure est à plus de 90 % autochtone. Je suis métisse et mon mari est membre d’une Première Nation. […] Mais nous faisons nos affaires comme n’importe qui. La seule relation que j’ai avec une Première Nation ou avec le leadeurship métis, c’est quand ils achètent mon poisson. Et là, Pêches et Océans lance le processus et, soudainement, le leadeurship autochtone a un intérêt dans le marketing et les standards de production alors qu’ils n’en avaient jamais eu. Ils voient qu’il y aura une manne de 60 M$ d’actifs. […] On ne veut plus de maitres, que ce soit le gouvernement du Canada, les chefs du Manitoba ou la nation métisse. »
Mme Linington précise qu’elle n’exclut pas pour autant leur participation.
Le modèle coopératif
La FFHA préconise un modèle coopératif comme celui de Tu Cho, la coopérative de pêcheurs de Hay River, où les profits additionnels sont répartis en fonction de la production de chaque pêcheur, ce qui incite à produire davantage.
« Et c’est ce modèle coopératif qui devait être instauré à la nouvelle usine de traitement de poisson », avance Mme Linington. Le GTNO s’en est éloigné. Quand il a eu tout cet argent du fédéral pour construire l’usine de transformation de poisson, c’était parce qu’il y avait une coopérative. […] Mais il n’y a aucune implication de pêcheurs dans l’usine, à part y déposer du poisson. »
Elle reproche à l’OCPED d’avoir manœuvré pour l’évincer de l’ancienne et de la nouvelle usine de traitement de poisson.
« Tu dois comprendre que même si l’OCDEP appartient au gouvernement du Canada, c’est tout de même une entreprise. Alors il a des tendances corporatives. Quand la coopérative a voulu trouver d’autres acheteurs de poisson, s’occuper de la nouvelle usine de poisson et sortir de la Loi, l’OCPED n’a pas aimé ça. […] Alors il a signé avec le GTNO. […] C’était une stratégie. Il a coupé la tête de la coopérative de pêcheurs. »
Sortir de l’OCPED
La pêche aux Territoires du Nord-Ouest était une affaire intergénérationnelle, souligne la présidente, mais avec le peu de retour dévolu à ceux et celles qui la pratiquent, les nouvelles générations préfèrent se tourner vers des emplois mieux rémunérés. Selon elle, l’assistance financière de l’État, telle que pratiquée actuellement aux TNO, n’est pas la solution.
« Tu dois faire rouler tes affaires en te basant sur tes marges de profit », affirme Mme Linington. Le retour doit augmenter. Le gouvernement des TNO nous a demandé comment faire. D’abord, il faut sortir de la Loi sur la commercialisation du poisson d’eau douce. Actuellement, notre juridiction est complètement monopolisée. Même si un autre acheteur veut me donner plus d’argent. Il n’a pas le droit. Sortons de ça et nous mettrons nous-mêmes notre poisson sur le marché. Nous l’avons dit [au GTNO] lors de la stratégie de revitalisation. Nous l’avons redit encore. […] Mais il ne sait pas ce qu’il fait. »
À l’origine cependant, selon le pêcheur manitobain Robert T. Kristjanson, cité par Patricia Barrett, de MBNews101, ce sont les pêcheurs eux-mêmes qui ont demandé la création d’une société gouvernementale, pour les aider à obtenir des prix plus justes.
Vers un plus grand marché?
Interrogé sur la transformation de l’OCPED, le gouvernement ténois précise n’y jouer aucun rôle. « Nous attendons de voir ce que sera la transformation finale pour déterminer ce que seront nos options », commente un porte-parole du ministère Industrie, Tourisme et Investissement.
« Tout le poisson est vendu à l’OCPED, convient la sous-ministre Melissa Cyr, mais dans le futur, nous voulons d’autres marchés, comme l’Alberta, qui apporteront plus d’argent aux pêcheurs des TNO. Pour ce qui est de la transformation de l’OCPED, on regarde nos options, […] quelle loi pourrait aider à la valeur ajoutée à l’exportation du poisson des TNO. On étudie d’autres modèles au Canada et dans le monde. »
Mme Cyr ajoute que changer les lois actuelles peut être long et complexe.
Plus de pêcheurs
Selon Mélissa Cyr, la stratégie ténoise pour revitaliser le secteur, par exemple avec le Programme de soutien au secteur de la pêche commerciale, a du succès.
« On veut de nouveaux pêcheurs, mais on veut aussi augmenter la capacité [de pêche] de ceux qui sont déjà ici, avoir plus de pêche hivernale. […] L’été passé, plusieurs nouveaux pêcheurs sont venus aux Territoires. »
Qu’ils viennent pêcher aux TNO est positif, mais Mme Cyr convient qu’il serait aussi souhaitable qu’ils s’y établissent.
Selon la sous-ministre, la production de poisson a été bonne en 2023 malgré les incendies. « Cette année, ça commence très bien aussi, ajoute-t-elle. […] Dans les dernières semaines, la production a augmenté à Hay River, mais aussi à Yellowknife. »
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